• L'humour est une chose trop sérieuse

     

    L'humour est une chose trop sérieuse...

     
    Lui : Wah, hé, faut que je te montre un truc, tu vas trop te marrer. C'est un test dans le dernier Consoles +, c'est trop bon. 
    Moi : ...
    Lui : Tu ris pas ?
    Moi : Désolé, le sexisme, ça me fait pas franchement rire. 
    Lui : Wah, c'est bon, c'est de l'humour quoi. C'est pas sérieux. 
    Moi : C'est de l'humour, et alors ? C'est un prétexte pour diffuser des préjugés sans que l'on dise rien ? 
    Lui : 'Tain, t'es chiant. Hé, c'est Desproges qui avait raison : on peut rire de tout, mais pas avec n'importe qui ! 
    Moi : Ah ? Donc tu assumes le fait que ton humour est un mécanisme d'exclusion sociale ? 
    Lui : Quoi ? 
    Moi : Bon, assieds-toi, ça va être long. 

    Lui : Pffff, avec des mecs comme toi, on peut rien dire de toutes façons. 
    Moi : C'est marrant ça quand même : tu me dis qu'on peut rire de tout, mais si visiblement, si on t'enlève une de tes cibles, on ne peut plus rire de rien. Pourtant, si on retire un élément à l'infini, ça ne fait pas rien. Même Chuck Norris sait ça. 
    Lui : Non, mais si on commence par un truc...
    Moi : D'ailleurs, ce qui est aussi rigolo, c'est que alors que tu peux rire de tout et, je suppose, de tout le monde, tu choisis de rire précisément de certains groupes. Dans le cas présent, ce sont les femmes, mais plein de gens adoptent la même défense que la tienne pour bien d'autres minorités. 
    Lui : Mais tout le monde le fait, ça permet de se comprendre ! On le prend pas au sérieux. C'est de l'humour, c'est ça que tu veux pas comprendre. 
    Moi : Mais l'humour, c'est terriblement puissant. Dans leur livre Logiques de l'exclusion, Norbert Elias et John Scotson montrent par exemple que l'un des mécanismes les plus efficaces dont dispose une communauté pour tenir à l'écart les nouveaux venus, ce sont les ragots. 
    Lui : Ah ! Ça n'a rien à voir : les ragots et l'humour, c'est pas la même chose. 
    Moi : Et pourtant... Les deux fonctionnent sur le mode de l'anecdote : ils essayent de donner une image très concentrée du monde et, finalement, de dire une vérité. D'ailleurs, il n'est pas rare d'entendre dire "c'est drôle parce que c'est vrai !".
    Lui : Ah oui ? Et qui dit ça ? 
    Moi : Homer Simpson par exemple, généralement après qu'un comique ait fait de subtiles blagues sur les différences entre les Blancs et les Noirs. Un bel exemple de conscience des mécanismes du stand-up et de beaucoup d'autres formes d'humour, et en même leur dénonciation.



    Lui : C'est une référence scientifique ça ? 
    Moi : Au moins un exemple d'humour intelligent, qui dévoile les ressorts de cet humour qui vise certaines catégories. Pour que cet humour fonctionne, il est essentiel que l'on puisse diviser le monde entre eux et nous. 
    Lui : Mais arrête ! On fait aussi des blagues sur les mecs !
    Moi : Oui, donc on divise bien le monde entre eux et nous, femmes et hommes, l'essentiel étant de savoir où on se place. On peut le faire avec d'autres catégories. Dans tous les cas, on suppose l'étrangeté de l'autre. Quand tu dis qu'on ne peut pas rire avec n'importe qui, c'est ça que tu dis finalement : tu choisis avec qui tu veux rire, et tu exclus les autres. 
    Lui : Oui, les gens qui ont pas d'humour. Il y a des femmes qui trouvent ça drôle. 
    Moi : Et donc tu t'autorises à dire aux autres qu'elles ne devraient pas se sentir blessées par ton humour ?
    Lui : Bah oui, il faut pas se braquer. 
    Moi : Imagine que tu sois pauvre, tu vis dans la misère, et là, débarque un mec riche, un héritier, qui t'explique que, bon, quand même, faut pas commencer à te plaindre. 
    Lui : Je vois pas le rapport. 
    Moi : Et imagine maintenant qu'il t'amène à une fête avec tous ses copains aristocrates, tous nés avec une cuillère d'argent dans la bouche et des pampers en or. Et là, ils se mettent tous à se moquer de ces ouvriers qui sont vraiment trop cons quand même, et paresseux quand même. Toi, tu as vu ton père se lever tous les matins à l'aube pour aller trimer à l'usine, sans jamais se plaindre. Tu te sentirais bien ? 
    Lui : Mais c'est pas pareil...
    Moi : Et pourquoi ? Si tous ces gens t'expliquaient que c'est de l'humour et que tu n'as pas à te sentir mal, tu le prendrais sûrement mal. Quand un dominant explique à un dominé comment il doit ressentir les choses, il ne fait qu'exercer sa domination. Dans le cas des hommes qui expliquent aux femmes ce que c'est que d'être une femme, on appelle ça du "mansplaining". 
    Lui : Et c'est pas ce que tu es en train de faire là ? 
    Moi : Humm... Non, je n'explique pas aux femmes comment elles doivent se sentir. Je te dis juste, à toi, que tu n'as pas à le faire. Et vu que je ne te dis pas comment vivre ta condition d'homme ou de classe sociale, non, décidément non. 
    Lui : Et les femmes qui rient, ce sont pas des femmes, c'est ça ? 
    Moi : Pas plus que celles qui ne rient pas. Alors pourquoi écouter les unes et pas les autres ? Surtout qu'il peut être assez difficile de ne pas rire justement : ne pas rire, c'est être sanctionné comme étant dépourvue d'humour, et finalement exclues... 
    Lui : Bon d'accord, mais c'est pas ça le problème au fond. Je t'ai dit : de toutes façons, on y croit pas à ces trucs, c'est de l'humour. 
    Moi : Tu crois que ça fait une différence ? Ce n'est pas moins blessant pour ceux que tu vises. 
    Lui : Mais là, on est entre mecs, ça ne blesse personne. 
    Moi : Donc revoilà l'exclusion sociale...
    Lui : Mais c'est pas comme si j'allais discriminer les femmes après. 
    Moi : Tu crées juste les conditions pour. 
    Lui : Arrête un peu, c'est pas parce que tu fais des blagues sur les blondes que tu vas violer une nana en sortant. 
    Moi : Oh, au niveau individuel peut-être pas, mais tu entretiens et tu diffuses l'idée que les femmes sont fondamentalement différentes des hommes, sont comme ceci ou comme cela, et finalement sont inférieures aux hommes sur bien des plans. 
    Lui : Tu sais, quand on rit, on sait que c'est pas sérieux. 
    Moi : Tu crois ? Récemment, l'anthropologue Robert Lynch a fait une expérience amusante. Il a fait passer un questionnaire au public d'un spectacle de stand-up pour connaître leurs opinions politiques. Et puis il a mesuré à quelles blagues ils riaient, et s'ils riaient forts. 
    Lui : Il y a des gens qui ont rien à faire de leur vie...
    Moi : Pourtant, les résultats sont intéressants, notamment face à une blague sexiste comme celles que tu affectionnes tant. Les gens qui ont les vues les plus traditionnalistes des rapports hommes-femmes, qui pensent que les hommes sont fait pour bosser pendant que bobonne reste à la maison, sont ceux qui rient le plus aux blagues sexistes. 
    Lui : Non, mais attends, c'est ça les trucs sur lesquels tu bosses toi ? Le mec découvre que les gens rient à des trucs où ils se retrouvent ? Mais c'est ça qu'est trop drôle en fait ! Putain de découverte ! 
    Moi : Tu as raisons : on dit parfois que les sciences sociales se contentent de "stating the obvious", de constater ce qui est évident. Mais tu sais quoi ? Ce truc évident, ça fait cinq bonnes minutes que tu me dis que c'est faux...
    Lui : Hein ? 
    Moi : Tu me dis que les gens ne croient pas à ce dont ils rient. Là, je te donne un élément qui va dans le sens contraire, et ça te semble évident. En fait, comme tout le monde, ça ne te semble évident qu'après coup. Comme quoi, "stating the obvious", c'est pas complètement inutile. Il y a même des super-héros pour ça
    Lui : Bon, si tu veux, mais moi, j'y crois pas à ces trucs. 
    Moi : Peut-être. Mais tu devrais alors te poser la question des gens avec qui tu rigoles... Et d'ailleurs, c'était ça que voulait dire Desproges à la base : il disait qu'il n'avait pas envie de rire avec quelqu'un comme Jean-Marie Le Pen...
    C'est ça le sens du "on ne peut pas rire avec n'importe qui" (tu noteras d'ailleurs qu'il commence par "stating the obvious" lui-aussi). Tu as envie de rire avec Marine Le Pen ?
    Lui : Moyennement. 



    Moi : Et ben voilà : en choisissant de qui ou quoi tu ris, tu choisis aussi avec qui tu ris. C'est pour cela que le choix est important : le rire, ça te situe socialement. 
    Lui : Tu veux dire que ça dit à quelle classe j'appartiens ? 
    Moi : Oui, mais pas seulement : ça dit aussi à quelle fractions de classes tu appartiens. Et ça dit surtout à quels groupes tu appartiens ou tu veux appartenir. Des groupes qui peuvent avoir des comportements politiques ou éthiques très précis. Et surtout, ça dit à quels groupes tu n'appartiens pas. Bourdieu disait "les goûts sont avant tout des dégoûts". C'est aussi vrai du rire. 
    Lui : Et tout ça, c'est pas de l'exclusion sociale ?
    Moi : Si bien sûr. Mais l'exclusion sociale est une sanction. Il faut juste savoir pour quoi et à qui on l'applique. L'humour a un grand pouvoir, et un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. Tu peux rire de tout, ça ne veut pas dire que tu peux le faire n'importe comment. 
    Lui : Et donc il y a des groupes protégés ? Genre les femmes, on peut pas en rire ? 
    Moi : Tu n'écoutes pas. Si ta blague est une sanction, pour qu'elle soit drôle, il faut accepter la norme qu'il y a derrière. Ta blague, elle fait rire parce qu'il y a le sexisme derrière, parce que celui qui t'écoute accepte l'idée que oui, quand même, les femmes, elles sont un peu comme ça. Si ce n'était pas le cas, tu pourrais faire une blague du genre "hé, toutes les femmes sont bleues à pois verts", et ça serait drôle. 
    Lui : Ben tu vois, c'est bien pour ça que c'est drôle. 
    Moi : Non, c'est juste déprimant de voir des gens qui se croient au top de l'humour parce qu'ils recyclent des blagues dont même l'almanach Vermot ne voudrait plus. Si on peut rire de tout, on devrait pourvoir rire d'autres choses que de blagues qui n'étaient déjà plus drôles il y a cinquante ans non ?
    Lui : Pffff... c'est chiant tout ça. T'es chiant comme mec. 
    Moi : Je sais, je suis payé pour ça. Mais qu'est-ce que tu veux, comme le disait un autre grand homme, "l'humour est une chose trop sérieuse pour être laissé à des rigolos". 
    Lui : C'est qui qui dit ça ? 
    Moi : Marcel Gotlib 
    Lui : Qui ? 
    Moi : Ah, je crois que je viens de trouver la source de tous tes problèmes. Reste assis, on n'a pas fini...

    Note : ce dialogue est évidemment fictif, bien qu'inspiré de nombreuses discussions réelles : personne n'est capable de m'écouter aussi longtemps. 

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